Être audacieux et visionnaire semble fascinant, mais pour Hillside Gardens cela signifiait remplir des classeurs de papiers, beaucoup de papiers.
Lorsque les représentants de la quatrième génération de propriétaires de la ferme maraîchère et de l’usine d’emballage ontariennes ont décidé, il y a dix ans, d’instaurer un système de traçabilité, il n’existait aucun logiciel clé en main pour effectuer le travail. Ils ont utilisé des planchettes à pince et des formulaires pour faire le suivi de montagnes de carottes et d’autres produits.
La ferme d’une superficie de 450 acres située dans le « carré potager de l’Ontario », c’est-à-dire la région de Holland Marsh au nord de Toronto, traite ses propres légumes frais ainsi que des légumes provenant d’une trentaine de fermes de la région. La carotte est la plus importante production. L’entreprise emballe de 15 000 à 20 000 tonnes de carottes par année, soit en moyenne 700 000 sacs de 50 livres. Chaque sac porte un autocollant à code à barres qui permet à l’entreprise de connaître, au besoin, l’historique complet des carottes de chaque sac.
Même la plus modeste des carottes en a vécu des choses durant sa vie, raconte le président de Hillside Gardens, Ron Gleason.
« À partir de l’autocollant apposé sur chaque sac de carottes, il est possible de connaître la semence utilisée, le champ de culture, les traitements antiparasitaires appliqués, le respect ou non du délai d’attente et le bâtiment d’entreposage », explique Ron Gleason, âgé de 44 ans.
« Des renseignements sur les engrais et autres produits chimiques utilisés, comme l’acide peracétique de qualité alimentaire que nous ajoutons dans notre eau de lavage, y figurent aussi, de même que des renseignements sur l’emballage et la certification de salubrité alimentaire de l’entreprise d’emballage avec laquelle nous faisons affaire. Et, bien entendu, de l’information sur l’expédition. »
Cette description, bien qu’elle soit étayée, ne couvre pas tout. Hillside récolte plus de 400 tonnes de carottes en une seule journée. Avant la mise en place d’un système de traçabilité, l’entreprise n’avait qu’à conserver séparément les diverses variétés. Maintenant, la récolte de chaque champ est essentiellement un produit distinct. Et si pour une raison quelconque quelque chose d’inhabituel survient dans un champ, comme des semences provenant de deux lots différents ou un traitement appliqué sur une partie du champ seulement, les carottes de chaque partie du champ doivent être séparées aussi.
Et que retirait Hillside de cet investissement supplémentaire de temps et d’argent?
Au début, absolument rien. Leurs clients étaient heureux, mais ne payaient pas un sou supplémentaire pour des carottes traçables. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle d’autres entreprises d’emballage n’étaient pas enthousiastes à l’idée d’adopter la traçabilité.
« Au début, c’était facile de dire non (à la traçabilité), explique M. Gleason. Comme seules quelques entreprises l’avaient adoptée, les acheteurs ne pouvaient pas écarter tout le monde. Mais moi, j’ai simplement décidé de me concentrer sur le principe du service à la clientèle suivant : Découvrez ce que veut votre client et offrez-lui. »
La traçabilité était en fait un sous-produit de ce que les clients voulaient, à savoir un système de salubrité des aliments solide. Les entreprises alimentaires et les détaillants en alimentation se sont exprimés haut et clair lorsque Hillside s’est lancée dans la production de jus de carotte en 1999. Bien que, en règle générale, les carottes ne soient pas considérées comme un aliment à risque élevé sur le plan de la salubrité des aliments, il en est autrement pour le jus. Des clients éventuels ont alors demandé à Hillside si, advenant un lot impropre à la consommation, elle serait en mesure d’en déceler la cause? Bien que l’entreprise ait cessé de fabriquer du jus de carotte en 2004, Ron Gleason était convaincu de la nécessité d’apporter des changements.
« Je venais à peine de prendre la gestion de la ferme quand j’ai dit à mon beau-père (Jim Verkaik) : Soyons proactifs concernant la salubrité des aliments, se souvient M. Gleason. Nous avons donc embauché une consultante qui nous a recommandé d’instaurer un système complet de traçabilité. Mais l’instauration d’un système du genre sur une ferme traditionnelle nécessite énormément de travail et de paperasse à remplir, ce qui figurait au bas de la liste des tâches de chacun. »
Quoi qu’il en soit, l’innovation est une tradition à Hillside Gardens (hillsidegardens.ca), dont la fondation remonte à 1934, année où le grand-père de Jim Verkaik s’est établi dans la région de Holland Marsh. Hillside a été la première ferme de la région à automatiser la récolte des carottes et du céleri et elle a construit sa première ligne d’emballage dans les années 1970. La taille de Hillside, petite comparativement à celle des grandes entreprises de la Californie, était suffisamment importante pour que le remplissage des formulaires soit réparti entre plusieurs personnes.
« Chacun a mis la main à la pâte et la tâche ne fut pas trop pénible », raconte M. Gleason.
C’était tout de même une tâche additionnelle. Il fallait consacrer environ 90 minutes par jour pour remplir la paperasse et, comme l’entreprise emballe douze mois par année, cela représentait annuellement plusieurs centaines d’heures supplémentaires pour le personnel. M. Gleason précise qu’il était convaincu que la traçabilité allait devenir une pratique courante et qu’il valait mieux y adhérer tout de suite plutôt que d’attendre qu’elle devienne obligatoire.
Il avait raison : l’adoption précoce a procuré son lot d’avantages.
Un an et demi après l’achat des planchettes à pince et des formulaires nécessaires, le ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation et des Affaires rurales de l’Ontario invitait Hillside à participer à un projet pilote sur la traçabilité électronique. Le projet permettait non seulement de diminuer une partie des coûts liés à l’acquisition des logiciels et des ordinateurs de poche munis de lecteurs de code à barres, mais il offrait de l’expertise externe.
La traçabilité a également changé la dynamique du milieu de travail, ajoute M. Gleason. Elle a modifié le volet « organisation ».
« L’un des avantages inattendus de la tenue de registres, c’est qu’elle nous permet de prendre de meilleures décisions, explique Ron Gleason. Vous n’avez pas à vous rendre dans un champ pour demander : Quelle variété a été semée ici? ou Quel produit antiparasitaire a été utilisé et quand? Nous possédons tous ces renseignements et une fois la récolte terminée, nous savons exactement où tout se trouve, ce qui accroît notre confiance lorsque nous concluons une vente. »
Elle permet aussi de savoir quel stock est sur le point d’atteindre la durée limite d’entreposage.
« Si vous perdez 1 000 boîtes d’oignon à cause de la détérioration, vous venez de perdre un quart de million de dollars, dit-il. Ce n’est jamais arrivé et je ne dis pas que cela aurait pu arriver avec notre ancien système. Mais lorsque je regarde le logiciel de 60 000 $ qui nous aide à mieux gérer nos stocks, je sais qu’il va se payer très rapidement. »
L’attitude des employés a aussi changé, dit-il.
« Lorsque vous formez des employés et leur permettez d’acquérir de nouvelles compétences, ils en sont fiers, dit-il. L’agriculture, comme n’importe quel autre secteur, est de plus en plus axée sur la technologie, et l’introduction de la traçabilité a permis à nos employés d’acquérir de nouvelles compétences en informatique et en système de gestion. Il y a eu des retombées positives. »
La différence est observable. Les aires de travail sont plus propres et le personnel adhère plus que jamais aux protocoles de salubrité des aliments.
« Par exemple, lorsque nous avons commencé à utiliser les filets à cheveux, les employés n’étaient pas très enthousiastes à cause de l’apparence ridicule que donne un filet, raconte M. Gleason. Mais maintenant, si un électricien se présente et oublie de mettre son filet, un employé ira le voir et lui rappellera de le porter. L’attitude est la suivante : Tu fais partie de notre équipe aujourd’hui; tu portes donc le filet. »
La traçabilité est également arrivée à un moment où l’entreprise était en pleine croissance : le chiffre d’affaires avait triplé depuis le lancement dans la production de produits spéciaux, tels que des variétés patrimoniales de carottes et de betteraves de couleurs variées, et le démarrage d’une deuxième ferme de 400 acres en Géorgie. L’entreprise emploie maintenant jusqu’à une centaine de personnes au Canada et une trentaine en Géorgie.
M. Gleason précise que la traçabilité, même en version électronique, demande beaucoup de travail, mais qu’elle en vaut la peine. Il ajoute que c’est un élément positif supplémentaire sur le plan de la commercialisation.
« Il y a des moments où je crois que tout le monde aimerait que l’on fasse un peu moins de traçabilité et un peu plus de ce que nous aimons vraiment, c’est-à-dire cultiver des légumes et les emballer. Mais nous comprenons que cette étape fait maintenant partie du processus et, compte tenu de notre croissance, je crois que nos clients le comprennent aussi. »