La ferme Purple Daze Lavender est un havre de paix comparativement à celle de Jason Ryder, un jeune voisin dont l’exploitation est située à quelques kilomètres au sud-est de Delhi.

Les 140 acres qu’il consacre à la culture de l’oignon vert font de lui l’un des plus importants producteurs de ce légume au pays. Il est aussi un important producteur d’asperges, il récolte 82 000 kilogrammes (180 000 livres) de raifort par année et il cultive du maïs, du soja et du blé sur une centaine d’acres.

Dès les premières journées d’automne, 85 travailleurs saisonniers provenant de Sainte-Lucie, de la Barbade, du Mexique et de la Jamaïque récoltent, nettoient et emballent des oignons verts dans un énorme entrepôt situé derrière la maison de Jason. L’endroit est une véritable fourmilière. Le téléphone intelligent de Jason sonne toutes les deux minutes et il y jette religieusement un coup d’œil puisque sa conjointe Jacklynn doit bientôt donner naissance à leur premier enfant. L’homme de 6 pieds 6 pouces affiche l’air décontracté d’une personne qui sait exactement ce qu’elle veut et où elle s’en va.

« Oui, il y a effectivement beaucoup d’activités et c’est correct, dit-il. On s’y habitue. Nous commençons avec la récolte des asperges au printemps et nous poursuivons avec la récolte des oignons jusqu’en octobre. Nous sommes pratiquement toujours occupés. »

« Les gars me disent : Comment fais-tu pour gérer tous ces employés? Je leur réponds que ce n’est pas si difficile. C’est aussi bon de diversifier ses activités. Je sais ce qui arrive lorsque vous dépendez d’une seule culture – j’ai vu cette bombe exploser. »

Il y a dix ans à peine, Jason, maintenant âgé de 33 ans (et père de Georgia Rae depuis le 23 septembre), gagnait sa vie en pulvérisant des fongicides. Techniquement, il n’a jamais abandonné la culture du tabac – malgré le fait que, après avoir obtenu son diplôme universitaire en 1999, il avait délibérément décidé de ne pas devenir la cinquième génération de la famille à en faire la culture. La production était en déclin depuis des années, et les producteurs risquaient de devoir moderniser leur séchoir afin de réduire la quantité de nitrosamines, une substance cancérogène qui se forme dans les feuilles de tabac pendant le procédé de séchage.

Dans le cas de Jason Ryder, rester en dehors de la culture du tabac et travailler pour une entreprise de produits chimiques agricoles lui a permis non seulement de toucher un revenu stable sans les dettes, les risques et les inquiétudes, mais aussi de poursuivre ses études.

« Grâce à ce travail, j’ai eu l’occasion de visiter différentes fermes, de la culture du ginseng et des légumes à la culture des arbres fruitiers et du tabac. J’ai tout vu et j’ai eu la chance de parler affaires avec divers agriculteurs. Vous savez, s’asseoir pendant une heure pour tenter d’obtenir de l’information et des conseils. »

Parmi les agriculteurs qui ont impressionné Jason, il y avait un voisin, Ed DeHooghe, dont les 800 acres en culture en faisaient la plus importante exploitation au pays. L’asperge était sa culture dominante, et comme il venait d’accepter la présidence de la Commission ontarienne de commercialisation des asperges et qu’il manquait de temps, il a demandé à Jason s’il accepterait de prendre en charge ses deux acres d’oignons verts.

Deux acres produisent beaucoup d’oignons verts – environ deux millions ou suffisamment pour remplir 7 000 caisses – mais M. DeHooghe y a vu une occasion d’expansion. La dizaine de producteurs du comté de Norfolk étaient en grande partie des immigrants hollandais qui possédaient quelques acres en culture. La plupart approchaient de la retraite et lorsqu’ils quittaient le secteur, les acheteurs de produits frais de Toronto cherchaient de nouveaux fournisseurs. Jason était d’avis qu’il y avait une occasion à saisir, mais il voulait tout d’abord obtenir une réponse à une question très importante : Ces acheteurs allaient-ils se tourner vers des producteurs de l’Ontario ou allaient-ils, à l’instar des fabricants de tabac, s’approvisionner plus loin et mettre les producteurs locaux en difficulté?

« Je voulais connaître les acteurs, se souvient Jason. Le Mexique et la Californie ne sont pas présents sur notre marché pendant nos récoltes – ils sont concentrés sur le marché américain à cette période-là de l’année. Mes recherches ont révélé que nous étions pratiquement les seuls, à l’exception de quelques producteurs du Québec. Après avoir établi quels étaient nos concurrents, j’étais à l’aise avec l’idée de prendre de l’expansion. »

Et cette expansion s’est produite rapidement : bien qu’il n’ait cultivé que quatre acres l’année suivante, il a augmenté les superficies à 25 acres, puis à 70 et finalement à 140 acres. En plus de sa coentreprise avec Ed DeHooghe (dont les produits sont vendus sous la marque Good Neighbour Farms), Jason s’est lancé simultanément dans la culture de l’asperge, qui est récoltée au printemps et qui prolonge ainsi la saison des travailleurs étrangers.

Il souhaitait également établir des avantages concurrentiels pour conserver son entreprise au premier rang. Il s’est rendu en Californie, au Mexique et en Hollande pour visiter des exploitations spécialisées dans la culture de l’oignon vert. L’emballage est toutefois l’aspect qui a particulièrement attiré son attention. Les oignons verts sont généralement emballés dans des boîtes en carton ciré contenant de la glace concassée. Jason a décidé d’adopter un système où les oignons sont réfrigérés pendant 24 heures (ce qui permet d’éliminer une grande partie de l’humidité créée par le lavage) et sont ensuite placés dans de gros sacs de type Zyploc – 24 bottes par sac, deux sacs par boîte.

Si vous croyez que ce n’est pas grand-chose, vous avez tort.

« Regardez, avec ce type de climat et ce type de sol, n’importe qui peut cultiver n’importe quoi ici, explique Jason. Mon entreprise ne repose pas sur la production, mais plutôt sur la commercialisation et les relations avec mes acheteurs. C’est tout ce qui compte. »
C’est la raison pour laquelle l’emballage des oignons sans glace est important. Les boîtes ne dégouttent pas sur le plancher des allées de produits frais et les gros sacs en plastique sont faciles à manipuler. Mais par-dessus tout, les oignons conservent leur fraîcheur et leur belle apparence.

Jason convient que cultiver un bon produit c’est important, mais que de s’arrêter là, c’est une erreur.
« Produire est une chose, et commercialiser en est une autre. Lorsqu’il est question de commercialisation, je dis toujours que j’utilise mon autre cerveau. »

Cet autre cerveau lui avait dit d’être prudent avant de se lancer dans la culture du tabac, malgré le fait que la demande à Norfolk existait toujours après le rachat en 2009. Il cultive 60 acres de tabac, mais fait preuve de prudence, particulièrement en ce qui a trait aux dépenses en immobilisations. Il a acheté de nouveaux séchoirs informatisés et une récolteuse, mais il entrepose encore les balles de tabac dans un vieux bâtiment que son arrière-grand-père a construit en 1902.

« En ce qui concerne le tabac, je calcule tout en fonction d’une période de récupération de trois ans », explique Jason, dont la tête touche pratiquement le plafond du vieux bâtiment en pierres rempli du nouveau style de balles de 700 livres (318 kilogrammes). « Si je ne peux pas récupérer mes frais en trois ans, alors je ne veux pas dépenser l’argent parce qu’on ne sait jamais ce que l’avenir nous réserve. »
Jason confie que le déclin de la culture du tabac lui a enseigné une leçon de vie qu’il n’oubliera jamais.

« De nombreuses familles cultivaient de 50 à 60 acres de tabac, gagnaient bien leur vie et étaient satisfaites, que demander de plus? Mais lorsque la culture du tabac a commencé à se déplacer vers le sud, les gens se sont dit : Si nous ne cultivons plus le tabac, qu’allons-nous faire? Quelle autre option avons-nous? Voici donc la leçon que j’ai retenue : il faut toujours avoir un plan B. »