Il est difficile de dire ce qui étonne le plus à propos de Ruth Klahsen : le fait qu’un millier de ses clients lui aient prêté un demi-million de dollars pour la construction de sa fromagerie ou la franche évaluation qu’elle fait de ses produits.
« Nos fromages ne sont pas encore assez bons », lance d’un franc-parler la propriétaire de Monforte Dairy Company.
« Nous avons tant à apprendre, et pas seulement nous. Je crois que le Canada est sous-qualifié sur le plan de la fabrication artisanale de produits alimentaires parce que nous ne possédons pas une longue histoire dans ce domaine ni d’endroits où acquérir ce savoir-faire. »
Bien que les fromages Monforte (monfortedairy.com) soient couverts d’éloges et servis dans certains des meilleurs restaurants de Toronto, les critères élevés de Mme Klahsen et l’étonnant soutien financier de ses clients constituent deux côtés d’une médaille fort intéressante.
Mme Klahsen, maintenant âgée de 56 ans, s’est lancée dans la fabrication de fromage il y a dix ans parce qu’elle espérait mener un mode de vie moins trépidant après une carrière de 25 ans comme chef hautement réputée à Stratford, en Ontario. Ses espérances sont vite tombées à l’eau. La fabrication de fromages artisanaux et la mise sur pied d’une entreprise à partir de zéro ont nécessité des efforts énergiques.
Mais tout s’est bien déroulé. Ses fromages, également vendus dans des marchés de la région de Toronto, faisaient fureur et le chiffre d’affaires doublait chaque année. Grâce à des modalités de location de locaux très souples, Mme Klahsen réussissait à rembourser progressivement la dette initiale qui était considérable. Mais vers la fin de 2008, le propriétaire des locaux lui a annoncé qu’il avait décidé de louer à quelqu’un d’autre.
« J’avais un bail très intéressant, qui m’avait procuré cinq ans pour amener mon entreprise vers la rentabilité, dit-elle. Notre chiffre d’affaires avait atteint le million de dollars et nous réalisions un bénéfice de 10 %. C’était ce que je visais. Mais je restais endettée. Non seulement j’avais investi tout ce que je possédais, mais j’avais également emprunté au maximum. La question était donc devenue la suivante : devrais-je me trouver un travail d’appoint pour assurer le service de la dette, faire faillite ou continuer? »
Au début, continuer ne semblait pas une option. Mme Klahsen avait évalué qu’elle aurait besoin d’un million de dollars supplémentaires pour construire ses propres installations et, par surcroît, la récession venait de s’installer. C’est alors qu’elle s’est souvenue d’une conversation qu’elle avait eu avec un ami qui songeait à élever des poulets de races patrimoniales.
« Je lui ai dit que je serais heureuse de lui avancer 500 $ s’il acceptait de me fournir des poulets pour une valeur de 500 $ lorsqu’il serait en production, raconte-t-elle. Il a décliné l’offre, mais j’étais tout de même prête à l’aider parce que je l’aimais bien et que j’aimais son idée. C’est à ce moment que je me suis demandé si les gens accepteraient de faire la même chose pour nous. »
Le chiffre 500 lui était resté dans la tête.
« J’avais lancé ce chiffre sans réfléchir, dit-elle. Ensuite, je me suis dit que, si j’étais à l’aise d’offrir autant, moi qui ne gagne pas beaucoup, d’autres personnes le seraient aussi. Mais j’ai reçu des réactions négatives de la part des gens qui me conseillaient. Pour eux, 200 $ était la limite et demander davantage était ridicule. »
Ruth Klahsen n’a pas changé d’idée. Elle s’est dit que, si elle réussissait à rassembler 500 000 $, elle se qualifierait à un programme de prêts gouvernemental visant à stimuler l’entrepreneuriat. Mais même avec une contribution de 500 $, il lui faudrait trouver 1 000 personnes.
« Je n’étais pas prête à abandonner. Je me suis donc adressée directement à ceux et celles qui achetaient nos fromages, et ils nous appuyés. »
Pour une contribution de 500 $, un client recevrait un coupon lui permettant d’obtenir du fromage jusqu’à concurrence de 750 $. L’argent ainsi amassé serait déposé dans un compte d’épargne et si la somme visée de 500 000 $ n’était pas recueillie, l’argent serait remis aux clients. (Des options de 200 $ et 1 000 $ étaient également offertes, mais elles étaient assorties d’un dividende en fromage de 50 %.)
Un an et 1 000 clients plus tard, Ruth Klahsen avait réussi à rassembler la somme nécessaire et Monforte Dairy renaissait.
« Nous avons lancé l’idée et la réponse a été étonnante », a-t-elle souligné lors d’un événement qui s’est déroulé l’automne dernier et au cours duquel elle a reçu, directement des mains de la première ministre de l’Ontario Kathleen Wynne, le Prix de la première ministre pour l’excellence en innovation agroalimentaire accompagné d’un chèque de 75 000 $.
La couverture médiatique de l’événement a même parlé des « fromages de renommée internationale » de Monforte, mais Ruth Klahsen soutient qu’ils ne sont pas encore comparables aux meilleurs fromages européens. Elle refuse même de participer à des concours parce qu’elle soutient que les échantillons de vos meilleurs lots ne sont pas nécessairement représentatifs.
« Lorsque nous nous réussissons, nous nous disons : Wow! Que pourrions-nous faire pour obtenir exactement la même chose encore et encore? Mais je suis une chef et j’ai le palais assez fin, et lorsque je ne suis pas entièrement satisfaite, je le dis aux gens. Nous ne mentons jamais. Si nous ne sommes pas satisfaits, nous le disons à nos clients. »
Ses clients ont toujours été assez enthousiastes, dit-elle, mais ils comparent souvent ses fromages à ceux fabriqués selon des procédés industriels. Recevoir des éloges est flatteur, mais se faire dire que ses fromages pourraient être meilleurs a renforcé le lien avec ses clients, dit-elle.
« Les gens sont à même de constater notre intégrité et savent que nous nous efforçons de fabriquer d’excellents fromages, dit-elle. Je crois qu’ils adhèrent à notre système de valeurs plutôt qu’à la qualité de nos fromages. »
Les « actionnaires » de Monforte continuent de manifester un vif intérêt pour l’entreprise. Au début, bon nombre d’entre eux, conscients des besoins de liquidités de Mme Klahsen, préféraient payer leurs fromages plutôt que d’utiliser leurs coupons. L’entreprise, qui compte maintenant un restaurant à Stratford et une boutique de fromage à Toronto, est florissante, et la dette, qui s’élevait à près de 1,3 million de dollars, a diminué de moitié. Mais le budget reste serré.
« Je ne mène pas la vie de château, mais je mange très bien », dit Mme Klahsen en riant.
Après avoir reçu le chèque de 75 000 $, elle ne s’est pas lancée dans des dépenses extravagantes. À la place, fidèle à son dévouement pour son art, elle utilisera l’argent pour démarrer une école sur l’art de la fabrication du fromage.
« Je souhaite que, dans dix ou quinze ans, nous puissions jeter un coup d’œil en arrière et dire : Regardez la prolifération des produits alimentaires artisanaux et le chemin que nous avons parcouru. J’espère qu’à ce moment-là nous n’aurons plus besoin d’importer des fromages de l’Europe. Non pas qu’il y a quelque chose qui cloche avec leurs fromages, bien au contraire, mais je ne comprends pas pourquoi au Canada nous ne fabriquons pas de produits alimentaires aussi bons que ceux fabriqués en Europe. »
Elle ajoute qu’elle souhaite également que d’autres s’inspire de sa méthode pour réunir des capitaux. Il s’agit d’une méthode idéale pour quiconque rêve de fabriquer d’excellents produits alimentaires artisanaux et pour les jeunes qui veulent avoir accès à des terres qu’ils ne pourraient se permettre autrement.
« Je crois que cette méthode fonctionnerait pour quiconque a un groupe de personnes qui croient en ses compétences et à sa vision », dit-elle.
Cette façon de réunir des fonds comporte deux avantages supplémentaires, dit-elle. Premièrement, vous pourrez compter sur un groupe de clients qui vous donneront des conseils et des commentaires constructifs parce qu’ils souhaitent que vous atteignez vos objectifs. Deuxièmement, les rembourser sera agréable.
« C’est la plus belle forme de dette, conclut Mme Klahsen. L’argent se fait rare et une partie de vous n’aime pas effectuer des paiements réguliers parce qu’il vous arrive souvent d’avoir de la difficulté à ramasser ces sommes. Mais lorsque je me rends aux marchés de producteurs et que les gens me remettent un coupon, ils sont mes clients et mes amis. Rembourser cette dette est une joie. »
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