Une vie consacrée à l’agriculture apporte de la perspective. Deux agriculteurs chevronnés, Jean-Guy Vincent et Garry Meier, livrent leur point de vue : le premier formule quelques conseils à l’intention des jeunes qui se lancent en agriculture, tandis que le deuxième lance quelques idées concernant le transfert de ferme.

Après avoir passé 41 ans dans le secteur de l’élevage porcin, Jean-Guy Vincent a vu les bonnes et les mauvaises périodes se succéder.

« J’ai vécu avec ce cycle toute ma vie », raconte l’agriculteur âgé de 63 ans, de Sainte-Séraphine, au Québec. « Cette situation dépend de bien des facteurs : les prix des céréales, les conditions climatiques, les politiques, les programmes et l’économie. Mais c’est ça l’agriculture. C’est pourquoi je dis qu’avant de penser de gagner de l’argent en agriculture, vous devez tout d’abord vous demander à quel point vous aimez l’agriculture. »

Pendant que certains secteurs, notamment celui des céréales et des oléagineux, profitent de périodes de prospérité, les producteurs de porcs ont dû surmonter plus que leur part d’obstacles. En 2006, la production a atteint un sommet. Cette année-là, les fermes canadiennes ont produit 15 millions de porcs, avant que l’augmentation des coûts, la baisse des prix et la hausse de la valeur du dollar combinées n’entraînent le secteur dans la dégringolade. En 2010, la production totale a reculé à 11,7 millions de porcs et, dans certaines provinces, la situation était encore pire. La production de l’Alberta avait diminué du tiers et celle de la Saskatchewan, de la moitié. En 2011, l’élevage porcin avait pratiquement disparu en Nouvelle-Écosse.

Jean-Guy Vincent, président du Conseil canadien du porc, demeure optimiste quant à l’avenir du secteur porcin. Il souligne toutefois que tous les jeunes producteurs, particulièrement ceux qui profitent actuellement d’une bonne période, devraient s’arrêter pour réfléchir à un plan de match advenant une mauvaise période.

« Si l’argent est votre motivation, c’est alors très difficile de vivre et de rester sur la ferme, dit-il. Les fluctuations cycliques des prix peuvent être très importantes, ce qui fait en sorte qu’il est difficile de prévoir les revenus de la prochaine année. »

M. Vincent indique que l’aspect financier est une chose, mais qu’il faut aussi tenir compte de l’accumulation du stress quotidien sur une personne. Cette année par exemple, le printemps laissait présager une récolte exceptionnelle. Ensuite, il y a eu des températures élevées et pratiquement aucune précipitation dans une région qui reçoit en moyenne 100 millimètres de pluie chaque mois, de mai à septembre. À mesure que les semaines passaient et que le maïs et le soja se desséchaient dans les champs, chaque nouvelle journée chaude et ensoleillée devenait plus difficile à affronter, ajoute-t-il.

« Ce n’est pas normal et ce sont des périodes très difficiles à traverser. Ça devient très émotionnel. En juin, nous étions rentables et en juillet, nous ne l’étions pas. En janvier, la demande sera peut-être forte et la situation aura encore changée. Mais qui sait? »

Dans ce genre de situation, certains souhaiteront quitter le secteur, tandis que d’autres fermeront les yeux sur cette triste réalité. Mais les agriculteurs doivent être capables d’analyser objectivement leur situation, explique M. Vincent qui, avec sa conjointe Lise Trépanier, ses fils David (36 ans) et Charles (31 ans), produit annuellement 25 000 porcs sur trois sites d’élevage et cultive, sur 2 500 acres, une grande partie des plantes fourragères dont il a besoin.

« L’agriculture, j’ai ça dans le sang, mais c’est aussi une entreprise, dit-il. Nous ne sommes pas aveugles. Si j’estimais que l’élevage porcin n’allait plus être rentable à l’avenir, il faudrait trouver une autre activité. »

M. Vincent croit que les bases économiques de son secteur sont robustes et que la croissance de la population mondiale continuera de stimuler la demande mondiale de porc. Il est toutefois pragmatique. Il explique que son principal rôle à titre de président du Conseil canadien du porc consiste à faire pression pour que des changements soient apportés et que les filets de sécurité soient mieux adaptés aux situations de crise, comme celle de cet été où les prix des aliments pour animaux ont bondi et les prix des porcs ont chuté.

Les agriculteurs devront eux aussi en faire davantage pour se protéger, dit-il, en adoptant rapidement de nouvelles technologies rentables, en surveillant les marchés et les concurrents étrangers et en utilisant tous les outils de gestion disponibles (comme modifier la formulation des rations lorsque les prix des céréales montent en flèche).

« C’est possible de bien gagner sa vie en agriculture, mais vous devrez travailler plus fort que les gens d’autres secteurs, dit-il. Vous faites de longues journées, vous travaillez les fins de semaine et parfois, malgré tout ce travail, vous ne faites pas d’argent. Mais vous avez la chance de voir naître et grandir un animal et de voir pousser le maïs dans vos champs. »

« Cela fait partie de la récompense de l’agriculture. Et c’est la raison pour laquelle je dis que pour être heureux et pour réussir en agriculture, vous devez avoir une passion pour ces choses. »

« Je regarde mes fils. Ils savent à quel point le secteur porcin peut être difficile. Ils en sont conscients, mais ils veulent faire de l’agriculture. Ils ont le genre de passion nécessaire pour réussir. »

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Aux agriculteurs qui souhaitent transférer leur exploitation, Garry Meier recommande de ne pas noyer de dettes, ou de conseils, la génération qui les suit.

« C’est très difficile de maintenir une entreprise en activité si vous devez la réhypothéquer à chaque génération », explique M. Meier, qui vient de prendre sa retraite de l’agriculture active et qui est actuellement un associé passif dans une nouvelle entreprise agricole.

« Ce qui signifie que, lorsque vous vous retirez de l’entreprise, vous devez avoir des revenus suffisants pour maintenir votre niveau de vie. Autrement, vous n’avez pas d’autres choix que de vendre les actifs et de passer ces dettes à la génération suivante. »

Ce printemps, M. Meier a aidé deux jeunes agriculteurs, sans lien de parenté avec lui, à accroître considérablement leur exploitation agricole. La décision s’est prise après que ses deux filles, au début de la vingtaine, ont confirmé qu’elles n’étaient pas intéressées à prendre la relève de l’entreprise agricole de 10 000 acres que M. Meier et son frère Glen (qui a aussi deux filles qui poursuivent des carrières non agricoles) ont bâtie.

Cette décision marquait la fin de l’agriculture active de la famille dans la région de Ridgedale, située dans le nord-est de la Saskatchewan, une aventure qui a commencé en 1923 lorsque le grand-père des frères Meier a quitté le Minnesota pour venir s’installer plus au nord.

Alors au lieu de vendre, Garry Meir et sa conjointe Bonnie ont investi leurs 2 000 acres et un peu de capital, principalement sous forme d’équipement, dans une nouvelle entreprise agricole de 20 000 acres, appartenant à un voisin et à deux jeunes agriculteurs dans la mi-vingtaine (le gendre de ce voisin et son frère) qui ne disposaient pas du capital nécessaire pour augmenter rapidement à cette taille. Ils ont dû se creuser les méninges pour concocter une entente, qui comprend un élément important : dorénavant, en tant qu’associé, M. Meir partagera les risques et les bénéfices.

« S’ils font une bonne année, j’en ferai aussi une bonne », dit en riant l’homme âgé de 58 ans.

Sinon, M. Meier pourra compter sur ses autres sources de revenus, qui comprennent une entreprise d’abeilles pollinisatrices, une petite entreprise de sélection des végétaux spécialisée dans le chanvre industriel et un emploi d’agronome à temps partiel. Mettre cette nouvelle entreprise sur des bases financières solides, y compris une dette gérable, signifie qu’elle aura les moyens d’investir dans des technologies de pointe. C’est ce que les frères Meier ont toujours fait, et c’est essentiel à la viabilité à long terme d’une entreprise agricole, dit-il.

« Il n’y a rien de pire que de diriger une entreprise sous-capitalisée, ajoute-t-il. C’est d’ailleurs le talon d’Achille d’un grand nombre d’entreprises. »

Bien qu’il soit agréable de s’associer à une nouvelle génération d’agriculteurs, pour Garry Meier et son frère, c’est aussi une façon de poursuivre les activités de l’entreprise qu’ils ont bâtie au cours des 30 dernières années.

« D’une certaine façon, l’entreprise continuera, mais sous un nom différent », explique M. Meier, en ajoutant que lui et son frère ont pris une approche différente de celle de bien des agriculteurs.

« Beaucoup d’agriculteurs aiment la production agricole pure et pour eux, il n’y a pas de meilleures périodes que celles des semences et des récoltes. C’est ce que j’appelle de la conduite de machinerie et cet aspect ne m’a jamais particulièrement enthousiasmé. »

Les frères Meier se sont plutôt concentrés sur l’innovation. Ils ont débuté avec une ferme céréalière typique des Prairies, d’une superficie de 1 600 acres dont le tiers était laissé en jachère chaque année. Ils ont ensuite abandonné cette pratique de même que la préparation du sol avant les semences, ont élaboré leurs propres protocoles d’arrosage au glyphosate, ont fait l’essai de nouvelles cultures comme les légumineuses et le chanvre et ont adopté audacieusement de nouvelles technologies, dont l’épandage d’engrais en bandes entre les rangs à l’aide d’un semoir à grains, la saisie de données dans les champs et l’épandage d’engrais à taux variable. Les jeunes agriculteurs avec qui M. Meier s’est associé, et qu’il ne connaissait pas avant, affichent cette attitude fonceuse et ce désir d’être à la fine pointe.

Bien que Garry Meier possède l’expérience pour les guider, il s’abstient de se mêler de leurs affaires.

« J’ai appris qu’un conseil n’est jamais le bienvenu à moins d’avoir été sollicité, dit-il. J’ai suivi le conseil de quelques vieux sages qui disaient : Ces gars-là vont faire les choses différemment et si vous restez là à les observer, vous allez éprouver de la frustration. Je me fais donc discret et lorsqu’ils veulent connaître mon point de vue, ils le demandent. »

Et comme il fallait s’y attendre, c’est souvent le cas. M. Meier indique que, de deux à trois fois par semaine, il reçoit un appel, un texto ou un courriel lui demandant son point de vue. Mais lorsqu’il n’a pas été consulté et que ses jeunes associés font quelque chose qu’il ne ferait pas, il ne passe pas de commentaires.

Bien que l’entente qu’il a conclue soit inhabituelle, le fait de soustraire les considérations d’ordre familial de la formule de la relève élimine les sentiments personnels qu’il aurait s’il faisait affaire avec un membre de la famille. Pour Garry Meier, cela signifie ne pas accabler quelqu’un de dettes excessives ou de conseils non sollicités.

« C’est difficile à faire étant donné que vous avez intérêt à ce que ça fonctionne. Mais si tout fonctionne, vous devez céder le contrôle tout en vous assurant que la génération suivante a la capacité de faire évoluer l’entreprise », conclut-il.