Il existe deux histoires très différentes, mais tout aussi véridiques, de la façon dont Jean Morin est devenu l’un des fromagers les plus acclamés au Canada.
La première raconte de quelle façon le producteur de lait du Québec a jeté les bases de la Fromagerie du Presbytère. Pendant de nombreuses années, il a consulté des experts, a participé à des ateliers, a voyagé et a prêté une attention méticuleuse aux moindres détails de la production laitière et ensuite à ceux de la production fromagère. La deuxième raconte celle d’un homme qui, après avoir été saisi d’une vision, a fait un saut dans l’inconnu avec la confiance qu’il trouverait une façon de surmonter n’importe quel obstacle qui se présenterait sur sa route.
La première histoire a commencé il y a 26 ans, lorsque Jean Morin et son frère Dominique ont décidé de cesser d’utiliser des produits et des engrais chimiques sur leur ferme située à Sainte Élizabeth de Warwick, à deux heures de route au nord-est de Montréal.
« J’ai pris le virage biologique pour des raisons de philosophie personnelle et à cause des craintes liées à l’utilisation de grandes quantités de pesticides », explique l’homme âgé de 53 ans et agriculteur de la quatrième génération. « Naturellement, cette décision a entraîné de nombreux défis sur le plan technique et sur le plan de la viabilité économique. »
C’est une façon de présenter les choses. Mais nombreux étaient ceux qui croyaient que les deux jeunes frères se dirigeaient vers la ruine.
« Parlaient-ils de ce jeune agriculteur un peu fou, raconte M. Morin en riant. Oh que oui. Lorsque nous avons commencé, il y avait beaucoup de discussions sur l’agriculture biologique dans la région. »
Il faudra compter dix ans avant qu’il y ait mise en commun et que les Morin reçoivent une prime pour leur lait. Entretemps, ils ont dû surmonter tous les obstacles techniques qui se présentaient à la Ferme Louis d’Or (nommée ainsi par son grand-père Louis).
C’était exactement le genre d’obstacles qui stimulaient le caractère méticuleux de M. Morin. Son frère s’est occupé de la gestion de la ferme de 85 vaches laitières et lui, il s’est concentré sur la gestion des terres. Actuellement, la ferme compte 600 acres consacrés à la culture de fourrages, de céréales et d’oléagineux ainsi qu’aux pâturages. Le plus gros défi associé au virage biologique demeure sans contredit la lutte contre les mauvaises herbes. Compte tenu du fait que ses terres sont accidentées et exposées à l’érosion, attacher une charrue classique à son tracteur n’était pas une solution.
M. Morin s’est alors tourné vers les autres pour obtenir de l’information et des conseils, devenant par la même occasion un apprenant permanent. Il a consulté d’autres producteurs biologiques de même que des chercheurs et il s’est inscrit à des ateliers. Lorsqu’il a appris que des fabricants d’équipement européens avaient exactement ce dont il avait besoin pour son type de production, il a intensifié ses recherches et a commencé à importer de l’équipement provenant de l’autre côté de l’Atlantique. Sa première acquisition a été un cultivateur fabriqué en Allemagne et conçu spécialement pour la lutte contre les mauvaises herbes sur les fermes biologiques. Actuellement, M. Morin et des experts du Cégep de Victoriaville font l’essai d’un sarcleur fabriqué au Danemark. Il espère que cet outil lui permettra de prendre le dessus sur son ennemi le plus tenace : le chiendent, qui est terriblement invasif et qui se propage rapidement.
« Recueillir de l’information et des idées, s’inscrire à de la formation afin de pouvoir mettre ces idées en pratique, c’est primordial, précise M. Morin. En production biologique, une série de petits détails fait que ça passe ou ça casse et détermine votre succès. C’est la raison pour laquelle en agriculture biologique, un mauvais gestionnaire c’est très mauvais. »
Mais son obsession des « petits détails » a donné lieu à sa deuxième vision. En 1992, lors d’un voyage dans le Jura en Suisse, il a visité plusieurs fromagers qui utilisaient du lait cru.
« J’étais vraiment intéressé à connaître ce procédé, dit-il. J’ai pensé que c’était merveilleux et je crois que leurs fromages étaient les meilleurs que j’ai goûtés. »
« J’ai donc décidé de conserver mon lait dans son état naturel, d’exploiter la saveur et les goûts qu’il renfermait et de préserver les diverses espèces de lactobacilles qui ajoutent de la saveur et de l’arôme. »
Tout comme dans le cas de son virage vers la production biologique, les détails et les rêves formaient deux côtés d’une même médaille. Au cours du procédé de pasteurisation, le lait est chauffé pendant une courte période à une température suffisamment élevée pour tuer les bactéries néfastes, comme la Listéria, l’E. Coli et la salmonelle. Mais le procédé tue aussi les bonnes bactéries comme les lactobacilles. Les fabricants de fromage au lait cru doivent donc maîtriser d’autres techniques afin de rendre leurs produits sains et sécuritaires, y compris l’art du vieillissement du fromage et de l’alimentation des animaux au foin sec (étant donné que l’ensilage peut augmenter le niveau de bactéries néfastes).
Tout comme il l’avait fait pour en apprendre sur l’agriculture biologique, M. Morin s’est inscrit à des ateliers et a bâti un réseau de conseillers et d’experts afin d’acquérir des connaissances allant de la fabrication de fromage au lait cru de qualité aux façons de respecter les règlements très rigoureux qui régissent cette fabrication au Canada. Et tout comme la lutte contre les mauvaises herbes, le processus est sans fin. Cette année, il compte 15 parcelles d’essai de foin. Chaque année, dit-il, il y a des périodes où « on s’arrache les cheveux parce que les changements de saison modifient les pâturages et par conséquent le lait, sa teneur en protéines et son goût ».
Et toutes ces recherches ont préparé la voie de la troisième et de la plus ambitieuse vision de Jean Morin.
En 2005, un presbytère abandonné situé de l’autre côté de la rue, en face de sa ferme, a été mis en vente. Un jour, alors qu’il contemplait le presbytère historique, une image lui est venue à l’esprit. Il imaginait le bâtiment en brique de deux étages joliment rénové en boutique et des clients qui admireraient le magnifique terrain lorsqu’ils viendraient y acheter du fromage. Il imaginait aussi de nouvelles installations construites au fond du terrain, prêtes à transformer son lait biologique en fromage semblable au fromage au lait cru de qualité supérieure qu’il avait dégusté en Suisse quelques années auparavant.
Ainsi naissait la Fromagerie du Presbytère.
« Oui, j’avais une vision et c’était extrêmement important, raconte M. Morin. Parfois, les occasions se présentent rapidement et vous devez être prêt à les saisir. Nous avions déjà commencé à préparer notre troupeau pour ce genre de production en les nourrissant au foin sec. Et puis, au cours de cette même période, de l’équipement et des moules à fromage provenant d’une autre usine se sont retrouvés sur le marché. »
Affirmer que la Fromagerie du Presbytère (fromageriedupresbytere.com) est prospère serait peu dire. Son chiffre d’affaires atteint 1,6 million de dollars (soit deux fois et demie celui de la production laitière) et il serait encore plus élevé si M. Morin avait davantage de fromage à vendre. Déjà renommée au Québec pour avoir remporté à trois reprises consécutives des premiers prix pour ses fromages, elle a surpassé ses concurrents lors de l’édition 2011 du concours bisannuel du Grand Prix des Fromages Canadiens en décrochant, grâce à son Louis d’Or, le titre de champion dans trois catégories et celui de Grand Champion. M. Morin reçoit des commandes de partout en Amérique du Nord et écoule toute sa production.
Il souligne que son succès découle à la fois de ses grands rêves et de son attention aux petits détails de la production.
« Vous devez vous entourer d’experts et acquérir des connaissances. Vous devez être capable de faire le tri entre ce qui fonctionne en théorie et ce qui fonctionne en pratique. Bien entendu, le revers de la médaille, c’est que vous devez aussi être créatif. C’est difficile d’innover, si vous avez peur de faire des erreurs. Eh oui, vous en ferez des erreurs, mais ça ne sera pas la fin du monde. »
Bien que ce mélange d’aspects techniques et créatifs puisse sembler étrange, M. Morin fait observer que les deux aspects proviennent d’une seule et même source, soit le désir de produire le meilleur lait possible.
« Par dessus-tout, vous devez avoir une passion pour ce que vous faites, sinon, vous n’irez nulle part. »