Yannick Lavoie sait à quel point la vie peut basculer en l’espace d’un instant.

« Mon père avait une petite usine de transformation de viande. Un jour, alors que j’avais trois ans et demi, je me suis rendu à l’usine pour voir à mon père, raconte Yannick. J’ai fait une chute et mon bras est arrivé sur le hachoir à viande, et j’ai perdu mon bras. »

L’homme âgé de 39 ans, qui possédait une exploitation forestière et une ferme, est maintenant gestionnaire adjoint de Bovibec, l’un des plus gros parcs d’engraissement au Québec. Il n’est donc pas étonnant que le bien-être de ses huit employés représente une priorité absolue. N’allez surtout pas lui dire que la sécurité n’est qu’un coût inhérent à la conduite des affaires. C’est tout le contraire, dit-il.

« Parfois, les gens ne s’attardent que sur les sommes qu’ils doivent investir dans la formation ou la sécurisation du lieu de travail, dit-il. Ce qu’ils doivent comprendre, c’est que les sommes qu’ils y investissent rapporteront. »

Le parc d’engraissement situé à Sainte-Anne-de-la-Pérade, à environ 70 kilomètres à l’ouest de la ville de Québec, a une capacité de 4 600 têtes et en compte plus de 4 000 en tout temps. Le risque est omniprésent.

« La principale inquiétude tient du fait qu’une vache, c’est imprévisible, explique Yannick. On ne peut pas couper le contact d’une vache : c’est un animal vivant qui peut ruer, vous donner un coup de tête ou foncer sur vous. Il faut toujours être vigilant et sur nos gardes. »

Même les tâches habituelles, comme la préparation des rations ou leur déplacement avec une chargeuse, peuvent se révéler dangereuses, surtout lorsque les conditions météorologiques sont mauvaises ou que les employés sentent le besoin de se hâter.

Bovibec possédait déjà un plan de sécurité structuré lorsque Yannick est entré au service de l’entreprise à l’été 2012. La sécurité est un sujet qu’on aborde quotidiennement. De plus, un comité de la sécurité se réunit tous les trois mois afin d’améliorer le plan. Mais l’élément essentiel c’est l’attitude, fondée sur une croyance voulant que la sécurité et l’efficacité représentent deux côtés d’une même médaille.

Prenons par exemple, la façon dont le travail s’effectue aux installations de manipulation, qui comprennent un couloir de chargement, une balance, un dispositif de contention pour la vaccination des veaux et les examens de santé, ainsi que des barrières et des enclos pour rassembler les animaux et les trier.

« Lorsque les bovins arrivent dans le couloir de service, chacun doit savoir ce qu’il a à faire, explique Yannick. Qui ouvre de la barrière? Qui effectue la vaccination? Qui relâche l’animal? »

« Lorsque nous travaillons en équipe de trois, nous suivons une liste de tâches prédéterminées : qui fait quoi et quand. Lorsque nous travaillons en équipe de deux, nous suivons aussi une liste de tâches prédéterminées. »

Le fait de détailler chaque étape d’une opération, comme le rassemblement des bovins, permet non seulement de déceler les dangers, mais aussi les pratiques inefficaces, précise Yannick.

« Vous passez en revue ce que vous faites dans le couloir et vous vous dites : Mettre ma main ici pourrait être dangereux. Ensuite, vous vous rendez compte que si vous placez un employé à cet endroit ou que si vous modifiez quelque chose, vous pourriez rendre la tâche plus sécuritaire, en plus d’éliminer quelques étapes et accroître l’efficacité. C’est alors plus facile, plus rapide et plus sécuritaire. »

Presque toutes les tâches sont ainsi détaillées, même lorsque la sécurité n’est pas en cause.

« Par exemple, je peux confier une nouvelle tâche à un employé et, trois semaines plus tard, lui demander de quelle façon il s’y est pris, explique Yannick. Il me dira : Au début, je faisais telle ou telle chose. Ensuite, j’ai changé ma façon de faire. Donnez trois semaines à un employé et il trouvera toujours une meilleure façon d’accomplir n’importe quelle tâche. »

La croyance selon laquelle la sécurité et l’efficacité vont de pair guide le comité de la sécurité, composé de chefs d’équipe responsables d’une zone en particulier, comme les enclos, le garage et la zone de mélange des aliments pour animaux. À chaque rencontre, chacun présente un compte rendu de ce qui s’est passé depuis la dernière rencontre (y compris ce qu’il a dit aux employés au sujet de l’accomplissement sécuritaire de leurs tâches) et le comité veille à ajouter au moins un nouveau point sur sa liste des améliorations de la sécurité.

Parfois, c’est aussi simple qu’améliorer la visibilité de l’opérateur de chargeuse dans la zone de mélange des aliments ou la signalisation. Parfois, il suffit de modifier une pièce d’équipement ou un bâtiment. Mais ça vaut toujours la peine, fait observer Yannick.

« Nous cherchons ces bons trucs, ceux qui permettent de travailler mieux et de le faire en toute sécurité », dit-il.

La philosophie voulant que la sécurité constitue un investissement s’applique également à la formation des employés. Outre les activités où, par exemple, on invite un vétérinaire à venir parler de la zone de fuite des bovins et de la façon dont ils réagissent à la lumière et au mouvement, on organise des séances d’orientation à l’intention des nouveaux employés. On encourage également ces derniers à prendre leur temps et on fixe un objectif précis pour chaque tâche. Par exemple, on explique à l’employé chargé de vérifier les enclos pour déceler les veaux malades que sa priorité absolue est justement la détection des animaux malades.

« Au début, il lui faudra peut-être quatre heures pour effectuer cette tâche, mais nous lui disons : C’est correct. L’important, c’est de déceler tous les animaux malades. Prends ton temps. explique Yannick. Nous savons aussi que cette personne acquerra de la rapidité avec le temps et qu’un jour, elle pourra faire le travail en deux heures. Alors pourquoi exiger de la rapidité dès le début? Si un veau malade lui échappe, vous perdez de l’argent. »

Au lieu de donner aux employés des instructions trop détaillées sur la façon d’effectuer un travail le plus efficacement possible, nous leur laissons de la latitude pour découvrir ce qui fonctionne le mieux pour eux.

« Bien entendu, nous voulons que nos employés soient efficaces, dit-il. Mais nous ne les poussons pas. Nous les aidons plutôt à trouver des façons de s’améliorer. »

N’importe quel employeur agricole vraiment déterminé à faire de la sécurité une priorité absolue découvrira qu’elle comporte des avantages supplémentaires, y compris celui de pouvoir dormir sur ses deux oreilles, ajoute Yannick.

« Je sais ce que signifie vivre avec seul bras, dit-il. Lorsque je vois quelqu’un en train de faire quelque chose de dangereux et de prendre des risques, je sais que ces gestes peuvent avoir des conséquences malheureuses pour le reste de sa vie. Je n’hésite donc pas à lui dire : Travaille de façon sécuritaire pour que, à la fin de la journée, tu puisses retourner chez toi et revoir ta conjointe. »