Ce ne sont pas des termes que vous utiliseriez pour décrire une ferme ordinaire.
« Nous ressemblons un peu à Steve Jobs travaillant dans le garage », raconte Logie Cassells, directeur général de LaHave Forests, une jeune entreprise qui existe depuis trois ans et qui est en partie une ferme, en partie une entreprise forestière et surtout une entité qui a une approche très différente de l’agriculture.
En mentionnant le nom de Steve Jobs, Logie Cassells ne fait pas uniquement référence au pari de son entreprise qui est de cultiver de façon rentable le petit fruit peu connu, mais aussi à son approche envers l’innovation et à sa vision audacieuse de créer une toute nouvelle industrie qui pourrait contribuer à revitaliser l’agriculture en Nouvelle-Écosse.
« Lorsque Steve Jobs bricolait son Apple 1, il a peut-être imaginé que, un jour, il y aurait des produits comme le iPhone ou le iPad, mais il n’en avait pas la certitude », explique M. Cassells, ancien gestionnaire de fonds de placement au Royaume-Uni.
« Il n’y a pas de certitude dans notre cas non plus. Nous avons simplement un pressentiment bien fondé que ce petit fruit va se tailler une place importante au cours des vingt prochaines années. »
L’histoire de LaHave Forests ne repose qu’en partie sur la camerise et ce pressentiment. C’est aussi l’histoire de gens qui adoptent une approche envers l’innovation semblable à celle de l’investisseur : faire l’acquisition d’un actif sous-évalué et trouver des façons innovatrices d’en révéler la valeur réelle.
Dans le cas présent, l’actif ce sont les terres agricoles de la Nouvelle-Écosse, en particulier celles qui se trouvent dans la région située près de la rivière LaHave, qui traverse la côte sud de la province et qui se jette dans l’Atlantique près de Lunenburg. Bien que le prix de ces terres soit inférieur à celui des terres agricoles situées dans le Sud de l’Ontario ou dans la vallée du Fraser en Colombie-Britannique, la valeur de ces terres dépend de votre point de vue.
« Lorsque je parcours la Nouvelle-Écosse, ça m’attriste de voir ces magnifiques champs aux sols très productifs cultivés en fourrages », raconte Liam Tayler, directeur commercial de LaHave Forests, également originaire du Royaume-Uni.
« Il n’y a pas longtemps, je jasais avec un homme qui m’a dit : Je ne crois pas que je vais cultiver des fourrages l’an prochain parce que je n’ai pas les infrastructures nécessaires et je n’obtiens pas les rendements espérés. »
Le fait que les deux hommes se soient installés en Nouvelle-Écosse est le fruit du hasard. Liam Tayler, âgé de 36 ans, s’était accordé un temps d’arrêt en devenant membre d’équipage sur un grand voilier lorsqu’il a rencontré une Nouvelle-Écossaise. Logie Cassells, né d’un père Écossais et d’une mère Américaine, s’apprêtait à émigrer aux États-Unis lorsque sa conjointe a proposé de regarder du côté de la Nouvelle-Écosse, où elle avait travaillé pendant une année lorsqu’elle était adolescente.
À leur arrivée, ni l’un ni l’autre n’avait pensé à l’agriculture. Logie Cassells venait de mettre fin à une carrière prospère de 15 ans dans le district financier de Londres et souhaitait poursuivre sa passion pour les jardins en démarrant une entreprise de conception de jardins. C’est d’ailleurs ce qu’il a fait après que le couple et leur fillette de quatre ans se sont installés en 2002 dans le pittoresque village de Chester, situé à mi-chemin entre Halifax et Lunenburg. Rapidement, il s’est rendu compte que sa nouvelle terre d’accueil « est un endroit formidable pour faire pousser des choses », grâce à une saison de croissance de 210 jours, à des pluies annuelles qui atteignent près de 60 pouces et au prix incroyablement faible des terres. (Bien que le prix soit à la hausse, il est possible d’acquérir des terres de bonne qualité pour environ 500 $ l’acre, fait observer M. Tayler.)
« En plus d’être abordables, le sol est de très bonne qualité et riche en matière organique », ajoute M. Cassells.
« Lorsque Simon et moi avons fait nos recherches, nous en sommes venus à la conclusion que la Nouvelle-Écosse était l’un des meilleurs endroits au monde pour cultiver des cultures permanentes, comme le raisin, le houblon ou les petits fruits. »
Simon Fineman, président-directeur général de Timbmet qui est le plus important importateur de bois dur au Royaume-Uni, s’est converti à la foresterie durable après que son entreprise a été accusée de détruire les forêts tropicales du Brésil en récoltant les arbres d’acajou. Il était sur le point de démarrer une entreprise forestière durable au Ghana lorsqu’il a rencontré Logie Cassells par l’entremise d’un ami commun en 2008.
« Je lui ai dit : Tu es emballé d’essayer ça au Ghana. Viens donc en Nouvelle-Écosse », raconte M. Cassells.
Après une étude de faisabilité étalée sur quatre mois, LaHave Forests (lahaveforests.com) a été créée en 2009. Elle compte 450 acres sur trois sites. Une partie de ces superficies allait être plantée de bois de grande valeur comme le noyer noir et le cerisier, tandis que certaines superficies allaient être consacrées à la culture d’autres végétaux afin de générer des rentrées de fonds jusqu’à ce que les arbres atteignent une taille récoltable. Même si Logie Cassells et Simon Fineman n’étaient pas certains des récoltes qu’ils allaient obtenir, ils étaient confiants.
« Comme le dit Warren Buffett : Investissez dans des actifs sous-évalués », explique M. Cassells, âgé de 50 ans. « Vous ne savez pas si vous récupérerez cet investissement demain ou dans dix ans, mais vous dormirez mieux. Après tout, si vous payez 0,30 $ par dollar pour un actif en particulier et que votre modèle d’entreprise s’avère incorrect, le prix de l’échec sera minime. Par contre, si vous réussissez, les retombées seront considérables. »
Dans le cadre de ce projet, LaHave a élaboré un plan d’entreprise à volets multiples. Elle cultive des produits frais qu’elle distribue dans des restaurants de la région; elle offre des services d’analyse et d’amélioration du sol avec des produits comme le biochar et le thé de compost; elle cultive à titre expérimental des cultures destinées à la production de biomasse comme le miscanthus. Mais le principal objectif consistait à trouver quelque chose qui aurait un potentiel de valeur ajoutée et il s’est avéré que c’était la camerise.
« J’aimerais bien vous raconter une belle histoire où, en me promenant à l’aéroport de Tokyo, j’ai acheté un sac de camerises, explique M. Cassells. Mais la vérité, c’est que je me suis servi de Google. C’était le 10 février 2010. Je cherchais un nouveau petit fruit. L’açai, la baie du lyciet (ou baie de goji) et la camerise sont apparus. L’açai est le fruit d’un palmier qui ne poussera pas ici. Nous avons essayé la culture des baies du lyciet, mais les fruits avaient un très mauvais goût; nous l’avons donc rayée de la liste. Mais j’avais un bon pressentiment concernant la camerise. »
Ce bon pressentiment était en partie attribuable au fait que, comme on le décrivait dans Google, la camerise possède un énorme potentiel de marché. Au Japon, la camerise est très appréciée pour son goût et pour sa teneur élevée en antioxydants, en vitamine C et autres éléments nutritifs (ce qui lui a valu le surnom de « fruit de la longévité »).
Logie Cassells a donc commandé quelques plants sélectionnés à l’Université de la Saskatchewan, où l’on a croisé des cultivars japonais et russes avec des variétés indigènes (qui résistent au froid et qui poussent bien dans la plupart des régions du Canada) afin d’obtenir des plants à rendements élevés et produisant des fruits avec une peau ferme (une caractéristique essentielle pour la cueillette mécanisée) et un mélange parfait de saveurs sucrée et acidulée. Logie Cassells, Liam Tayler et le gestionnaire d’exploitation Sez Seraphin (aussi un expatrié du Royaume-Uni) ont fait ce que peu d’agriculteurs oseraient faire, c’est-à-dire qu’ils ont décidé de ne pas traiter aux petits soins les plants de camerise.
« En 2010, nous avons établi une parcelle d’essai d’un acre dans un petit coin déboisé près d’une forêt avoisinante, explique M. Tayler. Nous y sommes retournés un an plus tard. Les mauvaises herbes nous arrivaient à la taille, mais les camerisiers commençaient à produire des fruits et semblaient se porter à merveille malgré la concurrence. Nous nous sommes alors dit : Si cette plante peut survivre à ça, elle peut survivre à n’importe quoi. »
À raison de 1 000 plants l’acre, le coût des plants atteint environ 4 000 $. Toutefois, M. Tayler soutient que l’essai en valait la peine pour vérifier si les cultivars développés dans les Prairies convenaient aux Maritimes. Satisfaits sur ce point, ils ont adopté une approche différente après avoir planté 20 acres de camerisiers en 2011. Liam Tayler, biologiste de formation, et Logie Cassells sont promoteurs des méthodes biodynamiques pour accroître la qualité du sol. Dans le verger (qui pourrait atteindre 80 acres en 2014), ils utilisent des coquilles de palourde comme paillis afin d’ajouter du calcium et les minéraux contenus dans l’eau de mer et d’augmenter le pH du sol, du biochar pour accroître la capacité de rétention d’eau et d’absorption des éléments nutritifs, et du thé de compost pour remplacer les engrais chimiques.
Ils projettent de convertir une vieille maison de ferme en installations pour transformer le miscanthus en biochar. L’entreprise est également distributrice d’un système muni de pompes pneumatiques plutôt que de pompes hydrauliques pour fabriquer du thé de compost.
Des agriculteurs débutants qui, sur une ferme en démarrage, cultivent une culture peu connue en utilisant des méthodes de production non classiques : voilà qui semble bien audacieux. Mais M. Tayler indique qu’ils tentent simplement d’obtenir la meilleure qualité possible en utilisant les technologies les plus prometteuses sur le marché.
« Je peux comprendre que les gens puissent être sceptiques, mais il faut jeter un coup d’œil sur ce que nous faisons, dit-il. Prenons par exemple le thé de compost. Cette technique, qui consiste à mélanger du compost et de l’eau et à utiliser le produit obtenu pour arroser les plantes afin d’en accroître le rendement, est utilisée depuis des générations. En combinant toutes ces technologies, nous croyons avoir trouvé une façon très efficace d’obtenir des plantes à haut rendement dans un milieu biologique. »
Les premiers résultats sont prometteurs. Cet été, la première récolte de camerises (en juin) a donné des rendements beaucoup plus élevés que ceux des plantations de première année en Saskatchewan, où se trouve la plupart des quelques superficies cultivées en camerise au Canada. Ces résultats autorisent à penser que les camerises cultivées en Nouvelle-Écosse peuvent atteindre leur pleine maturité plus rapidement que celles cultivées dans les Prairies et pourraient même dépasser leur rendement qui avoisine les 8 000 livres l’acre.
Mais lorsque les plants auront atteint la pleine production, où iront les petits fruits?
Une fois de plus, l’idée de départ consistait à évaluer le petit fruit et à utiliser une approche à volets multiples pour en découvrir la valeur.
Selon M. Cassells, la camerise a permis de « cocher toutes les cases ». Elle peut être commercialisée pour son goût et sa riche couleur pourpre ainsi que pour ses propriétés nutritionnelles. Contrairement au bleuet, la camerise ne pousse pas bien sous des climats chauds, ce qui limite la concurrence potentielle. Toutefois, à l’instar du bleuet, on peut l’utiliser dans une panoplie d’aliments et de boissons.
Afin d’encourager le développement de nouveaux produits, LaHave a distribué des petits fruits à une foule d’entrepreneurs dans la province, dont un fabricant de jus, deux fabricants de vin, un brasseur, un fabricant de liqueurs, un fabricant de crème glacée, un producteur de miel, des restaurateurs et un pâtissier. L’idée consiste à mettre les fruits entrent les mains de personnes créatives et les « laisser concocter des produits fantastiques », explique M. Cassells.
LaHave invite d’autres Néo-Écossais à se lancer dans la culture de la camerise. L’entreprise vend des plants pratiquement au prix coûtant, explique ses méthodes de culture aux nouveaux producteurs et offre des services de gestion des vergers (sur ses terres ou celles des producteurs). À long terme, l’entreprise projette d’établir une coopérative qui se chargerait de la commercialisation et des ventes et qui permettrait aux petits producteurs d’avoir accès à une cueilleuse mécanique et à des installations de congélation.
« Nous essayons d’encourager l’industrie de la camerise en Nouvelle-Écosse », souligne M. Tayler.
Ils ne veulent pas être des producteurs d’un produit de base, même si la demande du petit fruit et les occasions d’obtenir des prix élevés sont fortes. Dans le nord du Japon, on cultive la camerise depuis très longtemps et les petits fruits très appréciés peuvent aller chercher jusqu’à 30 $ la livre. M. Cassells surveille attentivement le marché asiatique, mais il mise sur les produits. Quiconque se lance dans ce genre d’aventure avec le seul objectif de vendre des petits fruits non transformés n’a pas le bon état d’esprit, dit-il.
« Si vous jetez un coup d’œil à ceux qui ont engrangé le plus d’argent en agriculture au cours des 30 dernières années, ce sont les fabricants de vin, pour la simple et bonne raison qu’ils ne cultivent pas des raisins, mais des bouteilles de vin », explique M. Cassells. Notre modèle d’entreprise est fondé sur des sols en santé et la culture d’un petit fruit sain, mais aussi sur l’établissement d’une marque et l’encaissement des bénéfices que procure un produit à valeur ajoutée. »
Logie Cassells et Liam Tayler admettent que LaHave adopte une approche de l’agriculture très différente, en ajoutant que ce n’est pas une mauvaise chose en soi.
« L’une des forces liées au fait de ne pas avoir d’histoire en tant qu’agriculteurs, c’est que nous ne répétons pas les mêmes choses depuis des années. Nous sommes un groupe de personnes aux antécédents différents qui, en présence d’occasions ou de difficultés, trouvent différentes façons de les saisir ou de les surmonter. Nous ne sommes pas prisonniers de nos façons de faire et nous sommes ouverts aux nouvelles façons de pratiquer l’agriculture. Nous cherchons sans cesse des moyens de la rendre encore plus rentable », conclut M. Tayler.