Ils étaient des sujets de conversation quotidiens : on leur donnait de la rétroaction, on leur faisait parvenir des mots d’encouragement et, parfois, on leur recommandait de contacter telle ou telle personne.

Ces petits gestes ont toutefois été cruciaux dans l’histoire de la façon dont une petite ferme éloignée s’est développée pour devenir le plus important producteur de viandes biologiques du Québec.

Au départ, il y a eu les voisins qui faisaient remarquer au jeune Damien Girard que le goût de ses dindons leur rappelait celui des dindons d’autrefois. Ensuite, il y a eu le boucher de Montréal qui lui a présenté un critique gastronomique influent et un gars qui lui a permis d’entrer en contact avec un charcutier passé maître dans l’art européen de fabriquer des viandes conservées et des saucisses. Finalement, le réseau de collègues producteurs et de chefs qui sont devenus son groupe de rétroaction.

À l’heure actuelle, les Viandes biologiques de Charlevoix transforme chaque semaine 3 500 poulets, 60 porcs et 1 000 kilogrammes de charcuterie dans son usine d’une superficie de 7 000 pieds carrés, évaluée à deux millions de dollars. Une grande partie de la production est acheminée à Montréal, mais si vous souhaitez acheter l’un des recherchés jambons salés à sec de M. Girard, vous devrez vous rendre directement à Baie-Saint-Paul, qui se trouve à 100 kilomètres au nord de la ville de Québec. Damien Girard n’en fabrique qu’environ 400 par année et ces derniers trouvent preneur rapidement.

Voilà la situation actuelle. Mais l’histoire commence lorsque Damien Girard était enfant.

« J’avais six ou sept ans quand ma mère m’a dit : Tu vas élever quelques dindons », se souvient l’homme maintenant âgé de 44 ans.

La proposition qu’elle lui avait faite était généreuse : elle fournirait les aliments et il garderait l’argent des dindons qu’il allait élever, abattre et vendre.

« Chaque année, j’élevais de 20 à 40 dindons que je vendais à des voisins à Noël. Ils me disaient : Wow! Tes dindons sont tellement bons. J’ai donc appris très jeune à recevoir la rétroaction des clients et plus tard, j’allais essayer de reproduire la même chose à une plus grande échelle. »

Plus tard, nous amène en 1993. Damien avait travaillé comme agronome pendant deux ans après ses études universitaires, mais lui et sa conjointe Natasha McNicoll voulaient se lancer en agriculture. La ferme familiale était une exploitation laitière biologique, pratiquement par défaut, puisque son père ne croyait tout simplement pas à la nécessité d’utiliser des engrais et des pesticides.

En l’espace de deux ans, ils ont vendu les vaches et le quota. Mais le couple a dû autofinancer son entreprise naissante (utilisant parfois même leurs cartes de crédit) étant donné que les prêteurs avaient de la difficulté à croire que des consommateurs accepteraient de payer deux fois le prix du supermarché pour acheter du poulet biologique. Certains agriculteurs de la région étaient également sceptiques « parce que je pratiquais l’agriculture de la même façon que leurs pères l’avaient fait 30 ans plus tôt », raconte Damien Girard.

« Ce fut un combat. Tout le monde se moquait de moi, mais les clients m’appuyaient. J’ai reçu énormément de bons mots d’encouragement me disant : Ne lâche pas, ne lâche pas. »

Toutefois, les clients n’étaient pas assez nombreux à Baie-Saint-Paul, ni à Québec, bien que le couple n’ait eu que 50 poulets et de quatre à cinq porcs à vendre chaque semaine. M. Girard s’est donc tourné du côté de Montréal. Les bouchers et les propriétaires de boucherie étaient impressionnés par le goût de ses produits, que Damien attribue au terroir.

« Nous nourrissons nos animaux uniquement avec des ingrédients cultivés dans la région de Charlevoix, que ce soit le blé, l’orge, l’avoine, le triticale ou les pois, explique-t-il. C’est ce qui donne un goût incomparable à notre viande. C’est le terroir de Charlevoix. C’est un goût unique à la région, un goût qu’il est impossible de reproduire ailleurs sur la planète. »

Il ajoute que même les mauvaises herbes qui poussent dans les 2 500 acres consacrés à la culture des céréales ajoutent une saveur unique à la viande.

Comme d’habitude, M. Girard était heureux de présenter à ses nouveaux clients ses méthodes d’élevage, et les clients de Montréal, tout comme ceux de Baie-Saint-Paul, lui ont prêté leur appui, dont un en particulier.

« Un jour, en 2001, ce boucher de Montréal me dit : Tu devrais rencontrer Philippe Mollé. »

L’influent et populaire critique gastronomique d’origine française a accepté de goûter au poulet de M. Girard, tout en avertissant qu’il serait d’une honnêteté brutale dans l’évaluation de la qualité.

« Deux jours plus tard, il m’a téléphoné et m’a dit : Je n’ai jamais goûté à du poulet comme ça au Québec. Ensuite, il a parlé de notre poulet à Radio-Canada, ce qui a fait eu l’effet d’une bombe. Nous sommes passés de 50 poulets par semaine à 200, à 300 et à 500 même. Ensuite, nous avons eu énormément de couverture médiatique. La demande n’a cessé de croître et maintenant nous avons une belle entreprise. »

À l’exception d’un point. La demande de porc aussi augmentait rapidement, mais comme tous les producteurs de porcs savent très bien, les consommateurs aiment les longes et les côtelettes, mais pas nécessairement les coupes de moindre valeur. La solution habituelle consiste à utiliser ces coupes pour fabriquer des saucisses et d’autres viandes transformées. Mais M. Girard n’était pas intéressé par les charcuteries ordinaires. Il voulait fabriquer des charcuteries fines et artisanales.

Or, pour apprendre l’art de la charcuterie, M. Girard avait besoin d’un artisan chevronné prêt à faire part des secrets de son métier et des recettes transmises de générations en générations. Un ami, originaire de la Belgique, a accepté de l’accompagner à l’étranger et c’est en Belgique qu’ils ont commencé leur recherche en visitant des boucheries.

« Les gens étaient très aimables et l’un d’eux m’a dit : J’ai un ami et il va vous aider avec ça », se souvient Damien Girard.

« Je suis donc allé là-bas et j’y ai passé un mois. C’était en 2005. J’y suis retourné au cours des deux années suivantes et, en 2007, j’ai commencé à fabriquer mes charcuteries. »

Comptant plus de 400 points de vente aux quatre coins de la province et plus de 30 employés, M. Girard a un horaire assez chargé, mais il prend encore le temps d’échanger avec les gens, un petit geste qui a contribué à sa réussite.

« Nous avons un organisme qui s’appelle La table agrotouristique de Charlevoix, dit-il. Cet organisme regroupe des chefs et des producteurs de la région de Charlevoix qui fabriquent du fromage, des produits à base de canards et d’autres produits. Chaque mois, nous organisons des soupers, nous buvons du vin et nous apportons nos nouveaux produits à la table. »

« Nous entretenons de bonnes relations et lorsqu’un produit n’est pas satisfaisant ou qu’il présente un problème potentiel, tel que la durée de conservation, nous le disons très honnêtement. Un producteur qui fabrique un produit aime bien penser que c’est le meilleur produit du monde, mais il veut avoir l’heure juste avant de le mettre sur le marché. »

Il n’est pas nécessaire d’être un expert pour donner des conseils utiles ou des commentaires constructifs, estime M. Girard, en ajoutant que ses clients ont toujours été, et continuent d’être, ses partenaires les plus précieux.

« Sans mes clients et leur rétroaction, je ne sais pas si je serais en affaires aujourd’hui, conclut-il. Je reçois encore des courriels toutes les semaines. Ils vous inspirent, vous font oublier le problème sur votre bureau et vous encouragent à continuer. »